Category Archives: Histoire

Jefferson et la charte de la laïcité

posted by: Jean Gagnier on

Michel C. Auger1 note que Bernard Drainville et Jean-François Lisée tentent de réchauffer le public américain à l’idée d’une charte de la laïcité en la qualifiant presque de jeffersonnienne. Que l’on soit en faveur ou non de cette fameuse charte, messieurs les ministres, à mon sens, errent dangereusement.

Je crois maîtriser la doctrine jeffersonnienne raisonnablement bien, et j’ai même créé un site web consacré aux écrits de Thomas Jefferson. La récupération des idéaux du sphinx américain pour les rallier à la promotion de la fameuse charte me laisse interloqué.

Superficiellement, messieurs Drainville et Lisée ont raison: Jefferson était un être pour lequel la laïcité des institutions représentait un idéal républicain nécessaire pour sa Virginie en plein essor, prise de position courageuse dans les colonies américaines du XVIIIe. Il applaudirait probablement l’idée de vouloir inclure dans la vie citoyenne les individus de toutes religions, l’une des réussites de notre province et de notre pays.

Là s’arrêterait probablement l’accord de Jefferson. Loin de cautionner cette charte, il s’y opposerait probablement farouchement comme une intervention démesurée dans la vie privée des citoyens. Proto-libertarien, Jefferson promouvait un état minuscule, et s’indignerait probablement de presque toutes les politiques péquistes, incluant cette fameuse charte. Les limites imposées aux citoyens par cette charte ne seraient qu’en rares cas (pratiques plutôt qu’idéologiques) justifiées.

Le rôle de l’état tel que le concevait Jefferson est d’assurer que la religion d’un individu ne l’avantage ou ne le désavantage pas dans la vie civile. L’état se doit donc d’ignorer la religion d’un individu lors de ses relations avec lui, pas de la neutraliser. Tout comme l’état se doit d’ignorer le sexe ou les tatouages d’un employé potentiel afin de se concentrer sur compétences, il doit ignorer la religion de ceux-ci sans interdire à ces gens de cacher leurs attributs dans l’exercice de leurs fonctions (encore, sauf pour certains cas pratiques). Tel est, comme je la comprend, la position jeffersonnienne (avec laquelle je suis en léger désaccord, mais tel n’est pas le but de mon intervention).

Jefferson trouverait, je crois, beaucoup plus détestables la présence du crucifix à l’Assemblée nationale (sans pour autant être en désaccord avec le port d’objets religieux ostentatoires en son enceinte par ses membres). Il s’opposerait probablement également au financement publique d’organismes religieux. Le mur de séparation doit se dresser entre l’état et la religion, pas entre l’état et les croyances d’un individu.

Je suggère aux curieux de ne prendre ni les émissaires péquistes ni l’auteur de ce court texte au mot et d’investiguer la vie et les écrits de Thomas Jefferson directement. Ils foisonnent, et la qualité de leurs propos n’est que rarement, sinon jamais, égalée dans l’œuvre de n’importe quel individu dont nous avons documentation. Vous y découvrirez peut-être, comme ce fut le cas pour moi, un guide institutionnel de calibre fort supérieur à n’importe quelle personnalité politique moderne.

De la révolution

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Comment en sommes-nous venus à préférer un régime socialiste en dérive autoritaire à une démocratie imparfaite pourtant au cœur de la civilisation occidentale? Comment pouvons-nous encore aujourd’hui préférer un socialisme revendiqué, qui comprime inévitablement les libertés civiles même s’il le fait au nom du romantisme révolutionnaire, à une démocratie libérale qui institue le pluralisme en plus de garantir sa conservation et son application? Ce sont les fantasmes politiques qu’il faudrait alors explorer. Et c’est l’histoire de la mauvaise conscience occidentale, qu’il nous faudrait finalement écrire.

Mathieu Bock-Côté, dans un papier consacré à Hugo Chavez et son décès.

Lester B. Pearson en 2012

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Mon premier ministre favori? Fort probablement.

De la lunette nécessaire de Denys Arcand

posted by: Jean Gagnier on

Est paru récemment chez Boréal l’ouvrage Un cynique chez les lyriques – Denys Arcand et le Québec, essai de Carl Bergeron s’intéressant à l’œuvre de peut-être le plus grand artiste intellectuel de l’histoire du Québec (duquel, le jupon dépasse déjà, je suis un fan fini). Bergeron y constate le refus d’Arcand de se lancer corps et âme, comme beaucoup de ses contemporains, dans un élan natonaliste dit lyrique, proposant au contraire un parti pris pour le détachement, pour la critique de la société québécoise. Cet esprit critique, cette volonté de montrer au Québec ses quatre vérités avec une justesse et une finesses acérées font d’Arcand un artiste d’exception, tant dans la qualité que dans la forme. Rafraîchissante et toujours d’actualité, l’œuvre d’Arcand est ici interprétée par un Carl Bergeron faisant une démonstration inéquivoque de la qualité, de la pertinence et de la pérennité du cinéma d’Arcand.

Ouvrage essentiel à la fois pour les cinéphiles et partisans des humanités sans aucun doute, il se conclue avec des notes de lecture de Denys Arcand lui-même, souvent savoureuses, parfois implacables. J’en note ici un extrait:

C’est probablement par réaction que je me suis appliqué dans mon travail à tenter de cerner et de décrire le plus exactement possible la réalité. Je n’ai jamais eu d’autre objectif. Mais il y a bien des gens qui n’aiment pas la réalité, particulièrement dans la génération “lyrique” des baby-boomers, si élégamment nommée par François Ricard. Je suis né en 1941, je n’appartiens pas au baby-boom, c’est peut-être ce décalage qui m’a évité leurs pires dérapages.

[…]

Drapés dans le fleurdelisé, les nationalistes de 1970 voyaient l’indépendance du Québec dans cinq, dix ou (pour les plus “réalistes”) quize ans. Je reprenais les notes de mes cours d’histoire pour souligner que les Québécois avaient refusé de se joindre aux révolutionnaires américains en 1775 et encore une fois en 1812. Qu.ils avaient refusé d’appuyer majoritairement les Patriotes en 1837 et qu’ils s’étaient ralliés à l’Acte d’Union en 1840. Qu’ils avaient approuvé la Confédération en 1867. Que l’opposition à la conscription à Québec en 1918 s’était évanouie dès que les troupes avaient ouvert le feu. Que l’appui au Bloc populaire en 1942 n’avait jamais dépassé cinq députés. Quels faits nouveaux pouvait-on invoquer pour croire que ce peuple avait changé? “Cynique!”, entendais-je.

[…]

Je ne défendais pas ces points de vue par esprit de contradiction, bien au contraire. J’ai toujours pris mon métier de cinéaste au sérieux. Il me semble que le plu grand apport que je puisse faire à la société dans laquelle je vis, c’est de rendre compte le plus rigoureusement possible des choses que j’ai vues et que j’ai filmées. Cette attitude m’a souvent condamné à une solitude cruelle, difficile à supporter. Parce que vouloir cerner la réalité m’a toujours fait des ennemis des deux côtés des barricades: je n’ai jamais été un défenseur du fédéralisme, j’ai toujours dit que, dans certaines conditions, l’indépendance du Québec était certainement souhaitable, mais qu’elle restait improbable.

Le constat est brutal, net. Le premier chapitre entier, intitulé Cette mauvaise réputation…, propose un Arcand iconoclaste, fataliste, ne croyant pas un Québec indépendant viable car une quasi-médiocrité incapable de ne jamais s’épanouir, destinée à être à terme oubliée et engloutie par l’Empire voisin. On en ajoute par la suite en citant Rémi du Déclin, en faisant dialoguer Maurice Duplessis et Adélard Godbout, en citant Bernard Landry sur un certain fatalisme de la cause indépendantiste, en s’attaquant avec conviction aux questions suivantew: Le Québec est-il condamné? Est-il, doit-il être un peuple de ti-counes? Y a-t-il une certaine noblesse à défier (en vain?) l’Empire, ou l’assimilation lente est-elle inévitable et s’y opposer, contre-productif? Le peuple québécois désire-t-il véritablement l’indépendance, ou vit-il, comme le suggère le titre de mon documentaire québécois préféré, de confort et d’indifférence?

Nobel: opinions convergentes

posted by: Jean Gagnier on

Quelques opinions d’éminents personnages offrant une position similaire à la mienne.

Paul Wells
Why Nations Fail
Mario Roy

Un Nobel des plus nobles

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L’annonce du Comité Nobel norvégien de sa sélection de l’Union européenne comme récipiendaire du prix Nobel de la paix 2012 a, comme lors des annonces précédentes, suscité de fortes réactions dans le commentariat international. Une critique fréquemment reprise fustige le CNN en rapport avec la bureaucratie boursouflée de l’UE menant à son impotence face aux problèmes économiques de sa côte sud, et représenterait selon certains un malheureux et coûteux artéfact. Certains vont moins loin, et critiquent simplement l’inopportunité du moment de cette sélection, dans un contexte économique grave et alors qu’aucun élément essentiel à la candidature de l’UE ne s’est rajouté lors de la dernière année. Alors, pourquoi l’UE, un réseau bien établi ne s’étant pas distingué outre mesures en 2012, plutôt qu’un personne d’actualité?

Car la coopération et la paix paneuropéenne constitue l’un des grands accomplissements du XXe siècle, rien de moins. Mes grands-parents peuvent se souvenir d’un conflit armé qui a tué, quoi, 40 millions d’Européens (incluant les Soviétiques)? Mes arrière-grands-parents se souviendraient d’une autre guerre qui en a tué presque autant. Rien de bien glorieux. À quand datait la dernière trêve européenne qui était plus paix que cessez-le feu? Aux beaux jours de l’empire romain, probablement? L’histoire de l’Europe en est une de conquêtes, de reconquêtes, de trafic d’influence, de machiavélisme au sens propre, de rivalités filiales.

Quel espoir un Français du début du XXe siècle aurait-il pu cultiver d’un jour avoir comme principaux alliés politiques et économiques, de façon naturelle et chaleureuse plutôt qu’opportuniste et passagère, ses voisins tels l’ennemi de toujours, l’Allemagne (moins l’Alsace-Lorraine), ou encore la Belgique ou le Royaume-Uni? Nous avons peine à voir comment Israël et ses voisins pourraient un jour bâtir une paix durable, voire une alliance stratégique. Or, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, non seulement les pays d’Europe de l’ouest ne se disputent-ils pas, mais ils ont formé une alliance économique et géopolitique colossale, riche d’une devise favorablement évaluée par rapport à ses principales concurrentes. La plupart d’entre nous est trop jeune pour se souvenir d’une monde où l’Europe de l’ouest était une plaie ouverte, mais tâchons de nous rappeler que les horreurs de la Seconde Guerre mondiale ne se limitaient pas à la Shoah. Que les grands acteurs européens appelés à rebâtir aient choisi de le faire de concert, en un processus progressif d’intégration, de collaboration et de libre échange, relève d’une grandeur d’esprit et d’un désir de modernité que l’on se doit de relever, et de récompenser. Oui, cette Pax Europaea n’est à en point douter un événement d’une importance inouïe dans l’histoire mondiale, et les efforts de ses protagonistes et des institutions qu’ils ont créées mérite amplement le Nobel.

La CECA, la CEE puis l’UE contribuent à l’intégration du continent depuis plus d’un demi-siècle. Il se trouvera peu de personnes rationnelles pour refuser de reconnaître ses bienfaits. Bien sûr, rien n’est parfait, et l’UE ne fait pas exception, mais sur le fond-même de la question, l’intégration européenne est un processus menant à un enrichissement collectif considérable et contribuant à l’élimination progressif d’un nationalisme fermé et d’une belligérance destructrice. Cette union est, sur le fond, difficile à contester dans le contexte d’une économie de marché moderne où les droits universels représentent un matériau de construction plutôt qu’un obstacle à aplanir. Mais, diront certains, pourquoi accorder à l’UE le prix Nobel en 2012, vingt ans après le traité de Maastricht, Cinquante-cinq ans après l’entrée en vigueur de la CEE? La question se pose, d’autant plus que les récents récipiendaires du Nobel de la paix sont des acteurs d’actualité (tels Gore, Obama et autres Liu Xiaobo). Certains voudraient limiter l’attribution du Nobel à de telles personnalités, gens à qui je répondrais ceci: d’un, ça disqualifie les candidats dont le travail en est un de longue haleine plutôt que de nature ponctuelle, et de deux, le CNN peut bien fixer les critères de son propre prix, et il choisit de ne pas imposer cette limite. J’invite donc ces gens à établir leur propre prix, avec cette limite bien définie.

L’Europe et ses institutions contribuent graduellement, depuis plusieurs décennies, à la paix et à l’enrichissement mondial. Cet effort est certainement digne d’une mention spéciale, mais lors d’aucune année l’effort européen a-t-il été spectaculairement notoire. L’établissement de la CEE et de L’EU semblent les meilleurs candidats, et j’aurais possiblement accordé à ces organisations le prix au moment de leur fondation (quoique j’aie un faible pour Lester Pearson, un récipiendaire des plus méritoires), mais ce ne fut pas fait. Alors, quoi faire avec ces travaux de longue haleine? Je suis d’avis qu’il est préférable de corriger ce tort historique et de continuer à encourager les efforts européens que de considérer l’établissement de la paix européenne comme en étant un clos et de passer à autre chose.

Qu’en est-il du tumulte économique en Grèce, en Espagne, au Portugal et compagnie? Ces problèmes ne devraient-ils pas discréditer l’UE? Là n’est pas mon avis, pour deux raisons, la première étant que c’est un Nobel de la paix et non d’un prix économique et que la mauvaise gestion d’un domaine ne signifie pas automatiquement la mauvaise gestion des autres, la seconde étant que l’Europe au complet, et en particulier les pays quasi-insolubles, serait peut-être encore plus mal en pis sans l’UE. Après tout, n’est-il pas préférable de voir une collaboration économique et l’établissement de prêts interétatiques, quitte à critiquer les politiques fiscales des différents pays ou de désavouer les termes des prêts allemands, plutôt que de laisser les différents pays en difficulté à eux-mêmes, ou pire encore, de s’engager dans la voie militaire? Je préfère toujours débattre à se battre. Je crois que l’UE est bénéfique à la condition économique de l’Europe, mais même en désaccord, cette institution a certes contribué à la paix (le critère, tout de même, du prix) paneuropéenne.

L’argument bureaucratique me semble complètement hors sujet. Nous pourrons débattre à l’occasion du rôle d’une bureaucratie, mais elle est foncièrement nécessaire aux institutions modernes. Un mal nécessaire, certes, mais ô combien nécessaire! Pouvons-nous mieux la gérer? Possiblement. Cependant, là n’est pas la question.

Le prix Nobel de la paix ne récompense pas une étincelante gestion, ou une efficacité fiscale immaculée, mais bien l’apport d’un individu ou d’une organisation à la paix mondiale. C’est sur ce point que nous devons juger le récipiendaire du prix. Je note que la première moitié du XXe siècle nous a donné, en Europe, la Somme, les Ardennes, la ligne Maginot et la Shoah, alors que la deuxième moitié nous a donné la CEE et l’UE. Je note également que l’Europe hors CEE/UE a connu des difficultés économiques, démocratiques et humanitaires depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale (du moins jusqu’à ce qu’elle joigne l’union), alors que les pays membres s’en sont au contraire fort bien tirés. L’UE donne raison à Montesquieu, qui avait écrit: “L’effet naturel du commerce est de porter à la paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes”, et fait plaisir aux chantre du libre-échange. Je crois qu’il n’est pas exagéré de voir l’UE comme une réussite, et de voir cette récompense comme pleinement méritée.