De la lunette nécessaire de Denys Arcand

posted by: Jean Gagnier on

Est paru récemment chez Boréal l’ouvrage Un cynique chez les lyriques – Denys Arcand et le Québec, essai de Carl Bergeron s’intéressant à l’œuvre de peut-être le plus grand artiste intellectuel de l’histoire du Québec (duquel, le jupon dépasse déjà, je suis un fan fini). Bergeron y constate le refus d’Arcand de se lancer corps et âme, comme beaucoup de ses contemporains, dans un élan natonaliste dit lyrique, proposant au contraire un parti pris pour le détachement, pour la critique de la société québécoise. Cet esprit critique, cette volonté de montrer au Québec ses quatre vérités avec une justesse et une finesses acérées font d’Arcand un artiste d’exception, tant dans la qualité que dans la forme. Rafraîchissante et toujours d’actualité, l’œuvre d’Arcand est ici interprétée par un Carl Bergeron faisant une démonstration inéquivoque de la qualité, de la pertinence et de la pérennité du cinéma d’Arcand.

Ouvrage essentiel à la fois pour les cinéphiles et partisans des humanités sans aucun doute, il se conclue avec des notes de lecture de Denys Arcand lui-même, souvent savoureuses, parfois implacables. J’en note ici un extrait:

C’est probablement par réaction que je me suis appliqué dans mon travail à tenter de cerner et de décrire le plus exactement possible la réalité. Je n’ai jamais eu d’autre objectif. Mais il y a bien des gens qui n’aiment pas la réalité, particulièrement dans la génération “lyrique” des baby-boomers, si élégamment nommée par François Ricard. Je suis né en 1941, je n’appartiens pas au baby-boom, c’est peut-être ce décalage qui m’a évité leurs pires dérapages.

[…]

Drapés dans le fleurdelisé, les nationalistes de 1970 voyaient l’indépendance du Québec dans cinq, dix ou (pour les plus “réalistes”) quize ans. Je reprenais les notes de mes cours d’histoire pour souligner que les Québécois avaient refusé de se joindre aux révolutionnaires américains en 1775 et encore une fois en 1812. Qu.ils avaient refusé d’appuyer majoritairement les Patriotes en 1837 et qu’ils s’étaient ralliés à l’Acte d’Union en 1840. Qu’ils avaient approuvé la Confédération en 1867. Que l’opposition à la conscription à Québec en 1918 s’était évanouie dès que les troupes avaient ouvert le feu. Que l’appui au Bloc populaire en 1942 n’avait jamais dépassé cinq députés. Quels faits nouveaux pouvait-on invoquer pour croire que ce peuple avait changé? “Cynique!”, entendais-je.

[…]

Je ne défendais pas ces points de vue par esprit de contradiction, bien au contraire. J’ai toujours pris mon métier de cinéaste au sérieux. Il me semble que le plu grand apport que je puisse faire à la société dans laquelle je vis, c’est de rendre compte le plus rigoureusement possible des choses que j’ai vues et que j’ai filmées. Cette attitude m’a souvent condamné à une solitude cruelle, difficile à supporter. Parce que vouloir cerner la réalité m’a toujours fait des ennemis des deux côtés des barricades: je n’ai jamais été un défenseur du fédéralisme, j’ai toujours dit que, dans certaines conditions, l’indépendance du Québec était certainement souhaitable, mais qu’elle restait improbable.

Le constat est brutal, net. Le premier chapitre entier, intitulé Cette mauvaise réputation…, propose un Arcand iconoclaste, fataliste, ne croyant pas un Québec indépendant viable car une quasi-médiocrité incapable de ne jamais s’épanouir, destinée à être à terme oubliée et engloutie par l’Empire voisin. On en ajoute par la suite en citant Rémi du Déclin, en faisant dialoguer Maurice Duplessis et Adélard Godbout, en citant Bernard Landry sur un certain fatalisme de la cause indépendantiste, en s’attaquant avec conviction aux questions suivantew: Le Québec est-il condamné? Est-il, doit-il être un peuple de ti-counes? Y a-t-il une certaine noblesse à défier (en vain?) l’Empire, ou l’assimilation lente est-elle inévitable et s’y opposer, contre-productif? Le peuple québécois désire-t-il véritablement l’indépendance, ou vit-il, comme le suggère le titre de mon documentaire québécois préféré, de confort et d’indifférence?